Le Blind Test de Niki Demiller
Comment concilier la vie d’artiste et la création avec la vie matérielle ? On le voit aujourd’hui avec la crise actuelle : les artistes deviennent de plus en plus précaires, et il est difficile dans l’industrie musicale (mais aussi littéraire, cinématographique, photographique…) de gagner sa vie avec sa création. Niki Demiller a d’abord, adolescent, joué dans des salles pleines, en première partie d’Iggy Pop avec son groupe de Baby Rockeur, les Brats, avant de jeter l’éponge et de rejoindre le monde du tertiaire, de l’entreprise, et de la “vraie” vie selon les normes entendues. Sauf que cette vie-là n’était pas faite pour lui. Il raconte cette expérience de manière très engagée toutes les semaines dans son podcast “Itinéraire de l’homme qui voulait vivre sa vie”, mais aussi dans son premier album, “Autopsie de l’homme qui voulait vivre sa vie”, album pop et houellebecquien, mélancolique et humain. Nous avions déjà rencontré Niki au moment de la sortie de son premier EP pour un portrait Faces Zine, prémices à son blues du businessman qui nous avait permis de faire sa connaissance, puis nous l’avions suivi en concert à la fête de l’Huma. Nous lui avons donc soumis cette fois 10 titres en blind test pour tenter de cerner ses ambitions musicales, ses goûts, ses rencontres importantes et son parcours atypique. Un sans faute dans le résultat ?
The Stooges / I wanna be your dog
“Ah les Stooges, “I wanna be your dog” ! Je me rappelle de cette chanson lors du concert ou j’ai fait leur première partie avec les Brats quand j’avais 17 ans. Ils l’ont joué une première fois dans le set et ils l’ont fait de nouveau en rappel. Lors du rappel, j’étais avec ma petite sœur sur le côté de la scène, assis à côté de l’ampli géant de Ron Asheton, et Iggy Pop avait ramené une sorte de lampe qui fait des ombres chinoises. Ils ont éteint tout le zénith et Iggy Pop a chanté cette chanson uniquement avec la lampe. J’ai vu la scène de dos avec 6000 personnes en transe, et c’était magique.
Iggy Pop, c’était mon idole. A l’époque, c’était vraiment les Stooges qui me plaisaient, je n’avais pas encore écouté ses albums solos. Et encore aujourd’hui, je préfère les Stooges, et particulièrement “Fun House” le deuxième album. Certains trouvent que c’est du classic rock, et moi je ne trouve pas du tout. Pour moi c’est plus hybride, avec des influences jazz (Coltrane, Sun Râ), et aussi le fait qu’ils n’étaient pas des musiciens pro, ils étaient autodidactes, et avant de faire “Fun House”, ils se sont enfermés dans une maison et n’ont fait que jouer pendant des mois jusqu’à atteindre un niveau incroyable car ils voulaient jouer comme Hendrix. Je trouve ça génial. Avec les Brats c’est ce qu’on faisait. On répétait tout le temps et on avait une grande capacité à abattre du travail. On était capable de bosser.”
Talking Heads / Road to nowhere
“C’est David Byrne. Enfin les Talking Heads ? Je connais mal ce morceau. Mais je l’ai entendu en live. David Byrne, c’est quelqu’un de très important pour moi car j’étais pendant longtemps prisonnier d’un milieu du rock très conservateur au final, rempli d’ayatollahs qui avaient des codes très précis desquels il ne fallait pas déroger. Je pense que le rock, qui est vraiment ma musique au départ, est en train de devenir à l’instar du jazz une musique d’esthète avec les gardiens du temple, ou aucune nouveauté n’est tolérée. C’est assez triste. Et David Byrne, depuis le début, a une démarche complètement hybride avec les Talking Heads. Il n’a jamais cloisonné, n’a jamais eu peur de paraître grotesque et ridicule et en même temps très arty. C’est aussi un performeur total, et ça m’a beaucoup inspiré pour mon projet “Itinéraire de l’homme qui voulait vivre sa vie”. C’est aussi une manière de dépasser sa pudeur de se mettre en scène à tous les niveaux. On peut défendre un propos artistique.
Après, c’est vrai qu’aujourd’hui, il n’est pas accessible. Et en même temps, il est un peu comme un Lynch de la musique, dans une économie très particulière. Le film qu’il a fait avec Spike Lee, “American Utopia”, qu’il a joué à Broadway juste avant le covid, c’est juste incroyable et ce n’est pas snob. C’est très corporel, plein d’énergie, tu as envie de danser. C’est ça qui me plaît aussi.
Jacques Higelin / Champagne
“Ah c’est Jacques Higelin. Je ne suis pas un très grand fan de Higelin. Mais ce que j’aime chez lui, c’est qu’il adore Charles Trenet, comme moi, et il y a une grande liberté dans ses compositions, notamment celle-ci qui est bien barrée. C’est vraiment du Trenet dans le délire, je pense que c’est inspiré de la chanson “Le revenant” de ce cher Charles. Par contre, j’aime beaucoup Patrick Gauthier qui est un pianiste qui a joué dans Magma et qui est devenu le compagnon de route de Higelin pendant de nombreuses années. Il a été mon prof de piano dans l’école où j’ai appris l’arrangement, et on s’est vraiment liés d’amitié. On a même travaillé ensemble sur un morceau qu’on voulait proposer en duo à Iggy Pop. Ça a vraiment failli se faire, mais il est rentré plus tôt aux Etats-Unis. Mais cette expérience nous a beaucoup lié, et c’est devenu un ami. C’est un peu mon mentor. Il est très ami avec Eric Serra par exemple que j’aime beaucoup, et moi j’adore cette vague de mecs qui m’inspirent beaucoup.
Higelin était aussi un homme de scène. Moi j’ai été élevé aux concerts de rock, avec l’idée de réveiller le public. Moi je suis d’abord un musicien de scène avant d’être un musicien de studio. Au début avec les Brats, on jouait sans arrêt, on a fait très vite 200 concerts. En tant que Frontman, j’essayais de maximiser les effets. Et je pense que je rejoins Higelin dans le fait qu’il mélangeait le rock et la chanson. J’ai commencé comme rockeur en écoutant les Stooges et les Ramones, mais je suis aussi très vite tombé dans la chanson française notamment avec Serge Gainsbourg au début, puis Vannier, François de Roubaix, mais aussi les classiques. J’ai vu 5 fois sur scène Juliette Gréco, je lui ai même proposé des textes. J’ai suivi Aznavour sur plusieurs dates. J’adore les grands interprètes, et dès que c’est en français, ça m'intéresse.”
Jane Birkin / Haine pour Aime
“ C’est Jane Birkin. “Baby Lou” ? Ah non "Haine pour Aime”. J’adore Jane Birkin, c’était mon fantasme de jeunesse. J’adorais ses albums. J’ai mis du temps à aimer ses albums eighties, mais en ce moment je suis obsédé par ça. “Quoi”, c’est une des ses plus grandes chansons. Le thème du piano me bouleverse.
Pour parler un peu de Gainsbourg puisqu'ils sont associés, c’est quelqu’un qui a abattu toutes les frontières. Il a ce côté pygmalion. Moi j’adore travailler au contact d’autres artistes, avec des réalisateurs de films. J’adore me mettre au service des autres. En tant qu’interprète, je n’aime pas spécialement ma voix et je ne suis pas très sûr de moi. Donc j’adore faire chanter les autres. C’est plus simple pour moi. Au début des Brats, je n’étais d’ailleurs pas le chanteur. Il s’est barré après notre premier concert car sa petite amie lui a dit qu’on n’avait pas d’avenir. Mais j’adore faire chanter les autres. Après, je n’ai pas du tout l’envie ou l’idée de devenir un pygmalion. je me considère comme un artisan qui met son savoir-faire au service des autres. Mais si je devais faire chanter des interprètes, j’adorerais faire chanter Bertrand Belin. J'adore son timbre. Et Jean Felzine aussi. Je fantasme de faire un piano/voix avec lui, très épuré. J’aime les grands chanteurs.”
Batist & the 73’ / Don’t wanna know
“ Ah c’est Batist and the 73’ ! Je l’accompagne fictivement depuis 2 ans à cause du covid, mais on a répété pour ce projet là. C’est un musicien vraiment très important pour moi depuis 10 ans. C’est Cléa Vincent qui me l’a présenté lors d’une date aux 3 baudets où elle organisait des soirées thématiques autour d’une année. Je crois que c’était l’année 1974, et des artistes reprennaient une chanson de cette année-là. Moi à ce moment-là, je ne faisais plus de musique, j’étais dans mon travail de commercial, et Cléa m’a proposé de venir chanter. J’avais chanté “Rebel Rebel” de Bowie accompagné par Batist et Laurent Saligault qui jouent tous les deux avec moi aujourd’hui. Quelques mois après, quand j’ai décidé de refaire un projet de scène, c’est Jean Felzine qui m’a suggéré de contacter de nouveau Batist. Il m’a dit dit “Tu vas voir, il est super fort, il a une super oreille”. Et c’est vrai que Batist m’a accompagné dans n’importe quelle configuration, dans des rades pourris, dans des conditions difficiles. C’est le meilleur compagnon de route. C'est quelqu'un qui a une dextérité incroyable, qui a fait le conservatoire, qui a une super oreille, et qui a énormément d’inventivité à la guitare. C’est toujours surprenant ce qu’il propose. Il connait vraiment bien l’harmonie et il peut proposer des choses vraiment originales. Et puis c’est quelqu’un qui aime bien le rock et quand ça envoie, donc on s’est bien trouvé à ce niveau-là.”
Barbara Carlotti / J’ai changé
“Bertrand Burgalat. Ah non c’est Barbara Carlotti ! “J’ai changé”. J’adore cet album, “L’amour, l’argent, le vent”. Je l'ai beaucoup écouté. J’aime son côté rétro seventies, un croisement entre Vannier et Frédéric Lo, des gens que j’adore. Et Laurent Saligault avec qui je joue aujourd’hui a beaucoup accompagné sur scène Barbara Carlotti à la basse. C’est un musicien extrêmement inspirant pour moi. Barbara Carlotti, c’est vraiment une super compositrice, avec des super compos et grilles d’accords, des textes très bien sentis, j’aime beaucoup.
Dans la scène française actuelle qui fait un peu la part belle à l'électro pop, je ne sais pas tellement comment je peux être perçu. Moi je me suis dis à un moment qu’avec mon parcours et mes goûts, je ne pouvais pas être le plus “chanson française” des rockeurs. Les gens qui aiment le rock n’aiment que ça. Donc je me suis dit que j’allais être le plus rock de la chanson française ou de la pop, car je pense qu’au final, je suis dans le grand fourre-tout de la pop actuelle. Très honnêtement, je ne sais pas comment je vais être accueilli parmi ces gens-là, je ne sais pas ce qu’ils pensent de moi. je me dis parfois qu’ils me prennent pour un beauf car tout le monde n’aime pas les rockeurs. Et en même temps, j’aime bien être cette chose hybride. Par ailleurs, en travaillant pour la musique à l’image, je m'aperçois que les réalisateurs aiment bien que je vienne plutôt du punk et que j’ai découvert l’arrangement et les cordes après car ça amène un peu de folie dans un univers qui est un peu compliqué. Le milieu du conservatoire, de l’arrangement, ce sont aussi des codes. Moi j’arrive là-dedans en disant qu’on peut prendre du bon temps. C’est comme ça que je conçois l’arrangement.”
François de Roubaix / BOF “Le Samouraï”
“François de Roubaix. “Le Samouraï”. C’est comme David Byrne pour moi. C’est quelqu’un qui m’a permis d’abattre des cloisons, de me dépasser et de sortir de tous mes complexes. Et c’est très précieux pour un jeune artiste. C’est par ce film que je l’ai découvert. C’était un de mes films préférés quand j’étais adolecent. Le début du film est invraisemblable. C’ était une star de l’arrangement, avec ses voitures et sa façon de fusionner les genres. Il a inventé l’électro avec son utilisation des moogs et des machines, des arpégiateurs mélangées à des cordes. Cette jonction entre l'acoustique et l’analogique, c’est très constitutif de ce que je veux faire dans ma musique. C’est ce que je recherche.”
Vladimir Cosma / BOF “Le Père Noël est une ordure”
“ Je vois ce que c’est. C’est la musique du Père Noël est une ordure. C’est Vladimir Cosma. J’ai cru que c’était Michel Legrand d’ailleurs. Cosma, hyper fort. J’y suis venu un peu plus tard parce que contrairement à De Roubaix ou Vannier qui sont mes deux idoles en arrangement, il a un style plus versatile, touche à tout génial qui est capable de faire “Reality” pour “La Boum”, ou la musique du grand blond à la flûte de pan. C’est assez délirant. Et Cosma fait aussi des chansons pop qui accompagnent le film, qui deviennent des tubes.. Via la maison du film, je me suis retrouvé en résidence avec un proche collaborateur de Cosma qui m’a raconté un peu les coulisses autour d’une pétanque. Et il m’a dit qu’en gros, Cosma, c’était l’inverse de Legrand. Que dans ce milieu, quand tu avances, il y a deux possibilités. Soit tu dis merci pour tout ce qui t’arrive, ce qui est plutôt l’école Cosma. Soit tu t’es forgé une forteresse de tes mains et tous les autres sont des assaillants, ce qui à priori était plutôt Legrand. Et moi, je me positionne clairement dans la première catégorie, bien que je comprenne la seconde. Ça me guide beaucoup dans l’idée d'avoir une carrière, de construire mon parcours. C’est quand même bien de dire merci.
J’adore travailler avec les réals. Ce qui a été très fort pour moi, c’est de rencontrer des auteurs. Ils peuvent inventer une histoire, la raconter, nous la faire vivre. De résidences en festivals, tu vois plein d’images, leur réflexion m’a nourri, et ça m’a beaucoup inspiré pour écrire mes podcasts. Avec eux, je me mets vraiment à leur service. je me fais tout petit, comme un artisan qui doit construire un chapeau sur mesure. Je n’ai aucune part d'ego. Je vais tenter d'influencer pour que ça aille dans la direction que je pense intéressante. J’ai eu la chance pour le moment de travailler sur script. Du coup, c’est aussi un exercice littéraire qui donne des échanges intéressants. En France, on considère qu’il y a 3 auteurs du films, dont le compositeur. En travaillant comme ça sur script, tu es parfois le premier élément que le réalisateur va avoir de son film. Et c’est très émouvant. Certains doivent sortir je l’espère à la réouverture des cinémas.”
The Divine Comedy / Office Politics
“C’est Divine Comedy. Une chanson qui s’appelle “Office Politics”. C’est un concept album sur le monde de l’entreprise. C’est Basile Farkas de Rock and Folk qui m’a parlé de ce disque en premier au moment où je lui avais envoyé les premiers mixes de mon album. Je connaissais mal Divine Comedy. J’avais juste adapté la chanson “Absent Friend” pour une pièce de théâtre. Depuis, j’écoute beaucoup cet album. J’ai vu aussi sur Arte la vidéo qui accompagnait la sortie de l’album, dans un bureau avec des gens qui travaillent. Je pense que ma démarche est différente de la leur. Ils singent un monde de l’entreprise en s’en moquant un peu. J’ai pu un peu le faire au début avec la chanson "Silicon Valley”, mais quand il s’est agi de faire mon album, j’ai tout recentré sur une histoire très personnelle. Je ne cherche pas à singer qui que ce soit. C’est un drame personnel que j’ai vécu car je me suis perdu pendant des années et je l’ai mal vécu. je m’en suis sorti donc je voulais faire quelque chose de salvateur. C’est la mort de la peur pour moi ce disque. Et ça se passe dans le monde tertiaire. Je ne voulais pas me moquer des gens car ce sont des milliers de personnes qui vivent ça, et des gens très très bien. D’ailleurs, depuis que le disque est sorti, je reçois des messages d'anciens collègues ou clients qui ont acheté le disque et ça leur a fait du bien. Ça fait très plaisir. Quand j’étais commercial, je me sentais très seul, et en lisant Houellebecq, ça m’avait rassuré et fait rire. Si j’arrive à provoquer ça chez quelqu’un à un moment donné, ce sera le seul retour qui m’importera. ”
Corynne Charby / Boule de flipper
“ah c’est “Boule de flipper” ! Ce titre m’évoque immédiatement Victorine qui est la personne qui a changé ma vie. C’est ma directrice artistique au sein de mon label la Tebwa. Je l’ai rencontré il y a cinq ans via un brillant musicien qui s’appelle Gaël Etienne qui est un arrangeur de génie et un musicien exceptionnel. Il se met souvent en retrait et au service des artistes. Il est venu me voir en concert au tout début du projet, et en me voyant, il m’a dit que je devrais rencontrer Victorine qui est une grande performeuse sur scène. Il a organisé la rencontre et ça a été le début d’une relation incroyable. Elle a été agent d'artiste par le passé, notamment de AIR, qui a vraiment l'œil et qui aime profondément la musique et les musiciens. Grâce à elle, j’ai rencontré tout un réseau de personnes qui sont des vrais bons musiciens, dotés de ce petit supplément d'âme comme Guillemette et Rémi Foucard qui sont par la suite devenus des amis et des gens avec qui j’aime travailler. Puis Elle m’a fait signer dans son label avec Romain Coulon. Ils défendent mon disque alors que je suis un artiste émergent, un concept album qui n’est pas dans le style majoritaire du moment, avec des instruments très acoustiques… Je lui dois tellement. Et c’est quelqu’un qui chante tout le temps “Boule de Flipper” à la moindre soirée. Et j’ai hâte que son disque sorte.
(J’explique à Niki la raison du choix de ce titre qui a été composé par Christophe) Ah je ne savais pas ! J’étais complètement à côté ! Christophe est quelqu’un que j’ai beaucoup vu en concert. Il m’a toujours fasciné car je l’ai vu dans des formations très variées, en piano/voix, avec 7 musiciens sur scène… Christophe c’est un mec qui m’a énormément influencé avec Bashung dans leur façon de travestir la pop et la musique française avec quelque chose qui a du style. Mais bon, je ne suis pas original en disant ça car tous les mecs qui chantent en français en 2020 parlent de Christophe. C’est un maître absolu.”
Interview et Photos : Nicolas Vidal
Comments